LA POLÉMIQUE SUR LA TRADUCTION
DU POÈME D'AMANDA GORMAN
« RIEN À VOIR AVEC LA TRADUCTION » : la traduction de l’œuvre de la poétesse afro-américaine de 22 ans propulsée au rang de superstar après avoir été invitée à s’exprimer lors de la cérémonie d’investiture de Joe BIDEN, puis à l’ouverture du « Super Bowl » a suscité une polémique internationale quant à la légitimité des traducteurs et traductrices selon laquelle une auteur noire ne saurait être traduite par une personne blanche… Au point qu’un quotidien néerlandais s’étonnant que la traduction de « The Hill We Climb » n’ait pas été confiée à une traductrice « slameuse, jeune et fièrement noire », a contraint l’éditeur a réfuter la traductrice blanche prévue, pourtant agrée par Amanda GORMAN ; en Espagne, le poète catalan Victor OBIOLS qui a vu sa traduction en langue catalane également refusée par sa maison d’édition, s’est indigné du fait que s’il ne pouvait pas traduire une poète, « car elle est une femme, jeune, noire, américaine du 21e siècle, alors je ne peux pas non plus traduire Homère parce que je ne suis pas un Grec du 8e siècle av. J.-C. ou je ne pourrais pas avoir traduit Shakespeare parce que je ne suis pas un Anglais du 16e siècle » ; la traduction sera finalement assurée par la poétesse Maria CABRERA, activiste du Mouvement des Indignés de 2011, et c’est également une femme qui traduira en castillan l’œuvre de la jeune américaine égérie du mouvement militant « Black Lives Matter » ; en France, les Éditions Fayard ont confié la traduction à une slameuse belgo-congolaise... qui n’a aucune expérience en la matière ; une fois de plus les tenants de la « cancel culture » instrumentalisent une problématique à des fins idéologiques : c'est moche. lire plus et encore plus
« EN POÉSIE, LE RYTHME IMPOSE UN SENS SUPÉRIEUR AU SENS » : les témoignages du traducteur de « La Divine Comédie » et de traductrices qui ont « passé d’une langue à l’autre » des auteurs tels que Foster WALLACE, Haruki MURAKAMI, Deborah LEVY, Robert WALSER, Anna BURNS ou encore Maggie NELSON, éclairent utilement la polémique.
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« PERSONNE N’A LE DROIT DE ME DIRE CE QUE J’AI LE DROIT DE TRADUIRE OU PAS » : André MARKOWICZ, traducteur entre autres de DOSTOÏEVSKI, réagit à la polémique. lire plus
LA POESIE ET LE MONDE SONT DANS UN BATEAU
Suite au grand dossier paru dans l’Huma du lundi 22 juin, (http://www.humanite.fr/la-poesie-sauvera-t-elle-le-monde-577525 ) je ne sais toujours pas si « la poésie sauvera le monde », quoique puisse bien signifier cette très chrétienne expression, mais j’ai bien peur que ce dossier ne sauve pas la poésie.
La poésie n’est pas une religion dont nous, les poètes, serions les prêtres, et les lecteurs ou auditeurs de poésie les fidèles à qui il faudrait expliquer le dogme par de savantes exégèses.
Trois interventions fort belles et complètement à côté de la plaque.
Jean-Pierre Siméon, de sa belle écriture lyrique nous livre ici le discours le plus convenu qui soit, issu des cénacles universitaires, où l’on décrit en termes savants et choisis ce qu’est et ce que fait la poésie, où l’on analyse la poésie en se gardant la plus souvent d’écouter des poètes.
Au fil des « états de la conscience à vif » on « récuse toute clôture du sens ».
Autrement dit, un discours d’une grande beauté, où pleuvent dru des vérités premières énoncées dans une langue qui serait à la fois celle d’une soutenance de thèse sur le défunt « Club des poètes » et d’une proclamation au sommet du Parnasse, avec lyre glougloutante et couronne de lauriers en tête.
La poésie n’a nul besoin de « poéticiens » ni de « poémologues », ce serait une sinistre farce. Les analyses poétiques n’ont jamais permis l’écriture d’un seul poème. Écrire sur « Le Poème », Invoquer « l’énergie émancipatrice Du Poème » en général, c’est se berlurer gravement. Il n’y a que DES poèmes, concrets, imparfaits, venus de mondes divers, certains poèmes libèrent, d’autres assomment, « il n’y a de poésie que du concret » disait Aragon. « Le Poème » n’existe pas et il ne sert à rien de dire haut et fort que « Le Poème » dit ceci ou fait cela. Qu’il le fasse.
Et puis qui convaincra-t-on, quel politicien près de ses sous (de ce qu’il croit être SES sous) étouffera le hérisson qu’il a dans le portefeuille au nom de « la force subversive de l’art » ?
Quel non-lecteur ira dévaliser son libraire après avoir lu que « la poésie ne vise que la perpétuelle refondation de l’humain » ?
Ce discours généreux et prolixe ne s’adresse au fond qu’à lui-même. Il est l’auto-justification du travail d’un poète.
Lire à voix haute un poème, petit, inachevé (« un poème n’est jamais terminé, il est seulement abandonné », disait Paul Valéry) à un enfant, à une femme qui passe sur le marché, à une terrasse de café, c’est mille fois plus convaincant.
Dans un deuxième article, Marie-Laure Coulmin-Koutsaftis affirme que c’est « par sa désignation du réel et sa faculté de le transmettre le plus fidèlement possible » que Le Poème (encore lui !) agit sur le monde.
Un seul petit problème ici, un poème ne décrit pas le réel, il l’éclaire, il le suggère, il le signifie. Un poème ne décrit pas le réel, et surtout pas « le plus fidèlement possible », quelle horreur ! Il ne propose pas non plus « une interprétation du Cosmos ». Encore une fois, on tombe dans la religiosité, dans la mystique du Poème majuscule, qui, non seulement détiendrait la vérité, mais la transmettrait toute cuite au peuple ébloui de tant de perspicacité.
L’auteure regrette que les poèmes tardent à parler de la crise politique et souhaite que la poésie propose une « vision cohérente et enchantée » du monde, qu’elle soit « phare dans la tempête », enfin qu’elle « réinvente la réalité, la sublime et la transcende. » Réenchanter le monde est une ambition d’illusionniste.
Enfin, elle nous donne en guise de conclusion et d’exemple, un poème militant de Titos Patrikios, dont tout ce qu’on peut en dire est qu’il est, comme d’ordinaire en pareil cas, plus militant que poème.
Inutile de dire à quel point cette conception est mortelle pour la poésie.
Un poème n’est pas un tract. Les poèmes de proclamation politique nous ont donné les plus mauvais poèmes de l’histoire littéraire, et sans doute les plus ineptes proclamations de l’histoire politique. Un poème n’est pas l’arrangement agréable à l’oreille d’une déclaration politique, aussi radicale soit-elle.
Pour paraphraser Godard, il ne faut pas écrire des poèmes politiques, il faut écrire politiquement des poèmes.
Enfin, Lyonel Trouillot nous remet un peu les idées en place en questionnant : « Sauver le monde ? Déjà y être, en être » et en précisant qu’il s’agit de : « La poésie, ou plus exactement une partie des poèmes du monde ». Et il le fait dans sa langue poétique, si subtile et élaborée, que ce n’est plus un article pour une tribune qu’il nous donne, mais un être hybride entre un poème labyrinthique et un article pédagogique qui s’avère, du coup, fort énigmatique.
Et bien sûr, il nous ramène également Le Poème en majesté, ce fantasme.
Au total, deux pages de l’Huma consacrées, non pas à la poésie, mais à un discours coulé dans le bronze du beau style, nous expliquant en termes savants comment il nous faut recevoir la poésie, ne donnant guère de pistes concrètes de réflexion sur les raisons vitales de la défendre et sur la façon de s’y prendre.
Je crains qu’un tel traitement fasse de la poésie un repoussoir, une icône poussiéreuse.
On pense au Camus de « La chute » : « Le style, comme la popeline, dissimule trop souvent de l'eczéma. »
Et pourtant, il faut défendre bec et ongles la poésie et sa pratique, lecture et écriture ? Il ne s’agit pas d’une idée générale planant au-dessus de nos têtes. Mais y a-t-il des raisons quotidiennes, au ras du sol, pleinement politiques (lire et écrire de la poésie politiquement…), des raisons qui n’auraient rien de mystique, qui ne feraient pas appel à une immanence glorieuse DU Poème, des raisons qui nous diraient que chaque poème ne sert à rien, ou à si peu, mais que la poésie est une arme pour penser ?
La langue est un terrain de combat, idéologique et politique.
On pense avec des mots, pas avec des idées. La Novlangue décrite par Orwell a pour objectif de rétrécir la langue pour rétrécir la pensée. Supprimer les ambigüités, les sens alternatifs, l’implicite, tout ce qui fait que la langue permet de penser la complexité, pour faire de la langue un simple code pratique, vide et sec.
Dans notre (nos) langue(s) un mot ne désigne pas un objet ou un sentiment comme une photo d’identité. Chaque mot est en réalité un paradigme, un nuage de significations, de représentations, qui reste nécessairement flou, pour permettre la communication et l’échange entre des humains qui ont des visions uniques du monde. C’est au cœur de ce nuage que s’opère la négociation sur le sens qui est la base de la parole et de la délibération.
La novlangue réduit d’abord à un sens unique chaque mot. Puis elle réduira à néant les paradigmes des mots, qui ne seront plus que des signaux sonores élémentaires. Mort annoncée de la pensée.
La poésie est sans doute l’arme la plus efficace contre ce processus de destruction de la langue.
Chaque poème travaille, peu ou prou, à élargir les significations, à multiplier les implicites, les non-dits, à cultiver la polysémie, à faire ou refaire de chaque mot un monde vivant, un territoire du rêve, un territoire de la liberté. La poésie est une littérature qui fait confiance à ses lecteurs. La poésie redonne de l’énergie à la pensée. Il n’est pas besoin qu’un poème soit directement politique pour cela. Il suffit qu’il repousse les murs de la langue.
C’est pourquoi, à mon sens, la poésie est une fonction vitale pour les humains et qu’il faut la défendre, la pratiques, la lire, la répandre…
Les auteurs de ce dossier sont des gens plus qu’estimables, mais leurs excellentes intentions pavent un enfer de froides analyses universitaires qui obscurcit la poésie, alors qu’il nous faut en faire une lumière pour tous.
Il faudrait développer, mais ce n’est ni le temps ni le lieu, aussi je conclurai, comme les auteurs de ce dossier, par un extrait de poème :
« Que fait-il, un poète, avec son savoir intuitif de la langue ?
Il écrit avec une gomme au lieu d’un crayon.
Il dessine un murmure au cœur du bruit.
Il fait place à sa table, pour un qui lira.
Il chuchote dans la brume.
Il souffle sur les cicatrices.
Il dort du sommeil de l’éveillé.
Dans chaque ville, il habite rue du silence.
Il sait que la nuit n’obscurcit pas le jour, mais qu’elle le prolonge. Plus tard, elle l’annoncera.
Il a la poésie au bord des lèvres
Il joue le blues avec des cordes de pendus sur la guitare du diable.
Il partage le vin de l’obstination.
Il devient lentement transparent.
Il veut l’éveil du sens.
Il écrit des poèmes à retardement. »
(Michel Thion - extrait de « pour les 20 ans de la revue Cassandre » qu’on peut lire en entier sur la page d’accueil du site : http://michel.thion.free.fr)
Publié par Michel Thion dans son blog sur Mediapart le 2 juillet 2015. Michel Thion est poète – dernier livre publié : « L’Enneigement » - éd. La Rumeur Libre
Entretien de Claude Esteban avec Benoît Connor et Jean-Michel Maulpoix - 20 avril 2015 http://www.maulpoix.net/esteban.html